Au tout début des années 2000, durant mon master en informatique, je me suis passionné pour l'intelligence artificielle, ce qui m'a amené à suivre quatre cours consacrés à ce domaine, dont un, appelé "réseaux de neurones artificiels", que j'ai trouvé absolument fascinant. Cela a été l'occasion pour moi de me familiariser avec les concepts fondamentaux du machine learning, tels que backpropagation, gradient descent, reinforcement learning, etc. Pour moi, il était évident que tout cela, "c'était l'avenir".
Quelques années plus tard, en 2004, j'ai découvert Ray Kurzweil et sa vision très positive de la technologie et de l'avenir. Le progrès technologique est exponentiel. L'intelligence artificielle atteindra un jour le niveau de l'intelligence humaine (intelligence artificielle générale), puis le dépassera. Un peu plus tard, nous assisterons à une explosion d'intelligence. A partir de ce point historique, il est impossible de prédire ce qui va se passer. C'est ce que l'on appelle la singularité technologique. Et, point très important : tout cela arrivera dans les décennies prochaines !
A l'époque, le point de vue de Kurzweil était en avance sur son temps, mais il me semblait fondamentalement plausible. L'idée selon laquelle il serait impossible à l'être humain de produire une intelligence artificielle et de construire des machines capables de réaliser toutes les tâches humaines m'a toujours semblé incohérente. Un énième cas d'anthropocentrisme myope.
Depuis quelques années, les progrès fulgurants s'enchaînent. Les large language models (LLM) ont complètement changé la donne. A l'heure où j'écris ces lignes, il est possible de générer des vidéos de qualité à partir d'une simple description textuelle (modèle Veo 2 de Google). J'utilise Claude d'Anthropic au quotidien, pour m'assister dans mes tâches personnelles et professionnelles, comme alternative ou complément aux moteurs de recherche, pour m'aider à prototyper certaines tâches, etc.
En gros, Kurzweil avait raison et on vit une époque formidable.
Je ne peux toutefois pas me débarrasser d'un sentiment désagréable. Il s'agit de quelque chose d'un peu diffus. Le sentiment que "quelque chose de grave pourrait bientôt arriver". Difficile de mettre le doigt précisément sur le problème.
Tout d'abord, il y a ce sentiment que les choses se passent plus vite que prévu. Il y a 20 ans, la singularité technologique, c'était pour 2045, donc 40 ans dans le futur. Une éternité, autrement dit. Maintenant, il ne se passe quasiment pas un mois, une semaine, sans qu'une percée ne soit réalisée.
Il y a aussi l'actualité préoccupante : les guerres, la montée du populisme, etc. L'humanité n'est tout simplement pas prête, intellectuellement, moralement, à faire face à l'intelligence artificielle générale. Il y a beaucoup trop de bêtise ambiante, d'ignorance, de violence, un peu partout. Il y a 20 ans, à nouveau, j'étais loin de penser que nous en serions là aujourd'hui.
Ensuite, il y a des craintes très concrètes, basiques, par rapport aux mauvaises utilisations de l'intelligence artificielle. Celle-ci pourra être utilisée pour accélérer la recherche scientifique, trouver de nouveaux médicaments, etc., mais elle pourra aussi l'être pour créer des armes plus puissantes que jamais (pensez par exemple à des drones plus puissants, plus petits, plus rapides) ou pour concentrer encore plus les richesses entre les mains d'une minorité.
La perte de sens, enfin et surtout : si une machine peut réaliser "en un clic" tous les projets, toutes les tâches de ma to-do list, quel sens puis-je encore donner à ma vie ? Les tâches manuelles n'échapperont pas non plus très longtemps à cette automatisation. Si on en parle moins, les progrès dans le domaine de la robotique finiront bien par rattraper ceux du domaine de l'intelligence artificielle à proprement parler. Nous sommes déjà entourés de robots plus ou moins primitifs, certains immobiles, d'autres non : lave-vaisselle, lave-linge, aspirateur robot, robots-tondeuses, robots ménagers, etc. A l'avenir, nous accueillerons forcément parmi nous des robots plus généralistes, capables, à nouveau, de réaliser toutes nos tâches.
Tout cela aussi et dans un contexte où la majeure partie des gens ne semble pas réaliser ce qui est en train de se passer. Il n'y a pas de véritable débat de société. On ne réfléchit pas vraiment à la direction que nous voulons prendre collectivement. Tout le monde est accaparé par son quotidien. Par la politique. Par les réseaux sociaux. Etc.
C'est peut-être le contrecoup de la grippe qui me fait voir les choses de manière aussi sombre. Je ne sais pas.
La peur de l'incertitude, également ? Comme le dit Sam Harris depuis des années, nous faisons face à un risque existentiel. L'intelligence artificielle peut complètement nous détruire. Ou alors nous garantir une prospérité presque sans limite. A l'heure actuelle, je ne sais pas vers quelle issue nous nous dirigeons.