Wednesday, December 6, 2017

L'œuvre et l'artiste #MeToo

La question est devenue presque banale : est-il possible d'apprécier l'œuvre d'un artiste qui a commis des actes répréhensibles ? Certains répondront que, non, il faut boycotter un tel artiste, pour ne pas se rendre complice. D'autres, au contraire, répondront qu'il s'agit de distinguer l'artiste de son œuvre.

Récemment, c'est le cas de Louis CK qui m'a particulièrement touché. J'adore sa série Louie, dont cinq saisons ont été tournées, ainsi que Horace and Pete, diffusée l'année passée. Le 9 novembre 2017, il a été révélé que Louis CK avait demandé à cinq femmes de le regarder en train de se masturber, profitant d'une situation où il avait un certain pouvoir sur elles. Louis CK a admis les faits. Je ne peux pas rester insensible. Ce qu'il a fait est inacceptable. En même temps, j'adore ses séries. J'adore son œuvre. Comme je le disais début 2017, à propos de Louie : "il s'agit d'une série drôle, touchante, poétique, parfois bouleversante".

Avant ça, il y a eu Roman Polanski. J'adore ses films. Mais une dizaines de femmes l'accusent de comportements déplacés, voire d'abus sexuels. Le cas de 1977 (relation sexuelle avec une fille de 13 ans) est évidemment très connu.

Il y a eu aussi Woody Allen, mais son cas est moins clair. Oui, il a épousé la fille adoptive de sa compagne. C'est étrange, mais a priori pas immoral. Oui, il a été accusé par sa fille d'abus sexuel, mais Woody Allen a toujours nié les faits.

Ce dernier cas met en évidence que, lorsqu'une personne en accuse une autre publiquement, que cette dernière nie les faits et qu'aucun jugement ne valide l'accusation de la première, il est difficile de savoir ce qui s'est réellement passé.

La présomption d'innocence est un concept que l'on a tendance à oublier, tant les médias et les réseaux sociaux se nourrissent de l'idée qu'il n'y a pas de fumée sans feu et que l'accusé est donc très probablement coupable, a priori. Il est plus facile de s'indigner, automatiquement, que d'utiliser son sens critique. Cette tendance est dangereuse. Comme le suggère Bari Weiss, ne perdons pas notre capacité à écouter, à donner la parole, mais aussi à vérifier les sources, à suspendre notre jugement, beaucoup trop souvent hâtif !

En effet, certaines personnes sont des victimes et il s'agit de les défendre, mais d'autres cherchent simplement à nuire ou à tirer profit de la situation. Il existe aussi un phénomène pervers, moins connu, celui de la mémoire fictive. Se souvenir de quelque chose qui ne s'est jamais passé, cela semble aberrant lorsque l'on parle de viol ou d'abus sexuel, mais il est prouvé que cela est possible.

Un autre problème - et je suis content que David et Tamler, du podcast Very Bad Wizards, aient insisté sur ce point - c'est que, dans ce débat, il y a des nuances à garder en tête. Des nuances que les réseaux sociaux (Twitter, en particulier) supportent assez mal. Un homme qui oblige une femme à le regarder en train de se masturber, c'est grave et c'est inacceptable, mais c'est aussi moins grave qu'un homme qui drogue et qui viole une femme. Le problème, comme le soulignent David et Tamler, c'est que nous sommes très mauvais lorsqu'il s'agit d'adapter nos réactions à ces nuances. Le plus simple, et c'est ce que font beaucoup de gens, est de refuser cette nuance et de mettre tous les cas dans le même panier.

Enfin, un phénomène qui fait que le cas de Louis CK est difficile à avaler pour moi est qu'il est plus ou moins difficile de séparer l'artiste et l'œuvre selon le type d'œuvre dont on parle. Il est beaucoup plus simple de faire abstraction de l'artiste lorsque celui-ci n'est pas présent dans son œuvre (par exemple un peintre ou un réalisateur qui ne jouerait pas dans son film). A l'inverse, ce processus de distanciation est beaucoup plus compliqué lorsque l'on parle d'un acteur et, a fortiori, d'un humoriste tel que Louis CK, qui jouera toujours un rôle, certes, mais beaucoup plus inspiré par son caractère et son expérience personnelle que dans le contexte d'un film, par exemple.

Au final, je ne ressens pas le besoin de boycotter Louis CK. Je trouve cela irrationnel. Mais je ne ressens pas non plus l'envie de regarder quoi que ce soit de lui. Je repense aux épisodes de Louie qui m'ont particulièrement touché. Ceux qui m'ont bouleversé, comme je l'écrivais. Pour l'instant, dans le contexte actuel, cela me semblerait étrange de les regarder à nouveau. Il me faudra du temps. Du temps pour accepter l'idée que Louis CK est un être sensible, poète, drôle, mais aussi un être trouble, malade, que le pouvoir a perverti, comme tant d'autres. Bref, il me faudra du temps pour accepter la nuance.

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